L’ère de l'Internet Intelligent

L’ère de l'Internet Intelligent
Pacman eating internet, steampunk style

L’intelligence artificielle, déjà omniprésente dans notre quotidien — des recommandations de vidéos aux assistants vocaux — est en train de franchir une nouvelle étape qui pourrait transformer encore plus profondément notre consommation d’Internet. Tandis que nos usages évoluent, l’IA commence à bouleverser le trafic traditionnel, substituant au défilement de pages une interaction directe et personnalisée.


Évolution et intégration de l’IA

2025 : L'IA, nouvelle porte d'entrée du web

Pendant longtemps, l’IA est restée en coulisses des services numériques, comme l’algorithme PageRank de Google ou encore les recommandations personnalisées de YouTube et Amazon. Aujourd’hui, elle s’incarne dans des interfaces grand public — assistants vocaux comme Siri, outils conversationnels comme ChatGPT — et leurs champs d’actions ne cesse de s’élargir.

La navigation web s’est articulée autour du clic : taper une requête, parcourir des liens, sélectionner une page. Les assistants IA changent la donne : ils s'accaparent le trafic en absorbant l’étape de navigation et en restituant directement l’information pertinente. Un exemple personnel : je demande tous les matins la météo à mon smartphone, et il me restitue une synthèse sans que je n'ai à ouvrir quelconque page internet.

Ces nouveaux usages témoignent d'une évolution de notre rapport à l'information : plus question de chercher sur internet, on délègue à l’IA, faisant basculer l’ancien paradigme du « vous cherchez, vous trouvez » vers un « vous pensez, l’IA agit ». Cette évolution peut être résumée en trois étapes clés :

Étape Outils Rôle de l’utilisateur Rôle de l’IA
Passif Google Search Chercher, trier, cliquer Indexer et classer les pages
Actif ChatGPT, Copilot Définir l’intention Comprendre, synthétiser, répondre
Proactif A venir... Énoncer un objectif général Anticiper, planifier, exécuter

La différence essentielle n’est pas la technologie, mais le niveau de délégation : plus on avance, plus l’utilisateur confie de micro-décisions à l’algorithme.

Si l’IA rend l’accès à l’information plus fluide et universel, son intégration reste fragmentée. Chaque application — ChatGPT, Siri, Copilot, etc... — fonctionne en silo, sans mémoire partagée pour offrir une expérience véritablement unifiée. À l’avenir, le défi sera de connecter ces intelligences pour créer un écosystème cohérent, capable d’anticiper nos besoins avec encore plus de précision, tout en préservant notre contrôle sur les micro-décisions déléguées.

De l’assistant au partenaire : vers un second cerveau digital

Comme illustré par le tableau des étapes de l’IA (passif, actif, proactif), l’évolution vers une IA super personnalisée et proactive marque l’émergence d’un « second cerveau digital ». En 2025, des outils comme ChatGPT, Copilot ou Gemini incarnent des assistants "réactifs", capables de répondre à des requêtes complexes. Cependant, leur mémoire contextuelle reste limitée, obligeant les utilisateurs à reformuler leurs intentions pour maintenir la cohérence.

Dès 2026, les jumeaux numériques, comme le Rabbit R1, un dispositif lancé en 2024 pour automatiser des tâches via un OS IA-centrique, ou Rewind AI, qui capture l’historique numérique pour une mémoire contextuelle persistante, incarneront cette IA proactive. Des initiatives, comme la collaboration entre OpenAI et Jony Ive, ancien designer d’Apple, visent à intégrer ces IA dans des dispositifs matériels, avec comme objectif de créer le futur iPod de l'intelligence artificielle.

Cette transition s’inscrit dans une vision plus large : l’intelligence ambiante. Alimentée par un réseau de capteurs IoT — lunettes AR, écouteurs intelligents, assistants always-on — qui perçoivent et analysent le monde en continu. Cette infrastructure marque l’émergence d’une « surconscience déléguée », une couche cognitive externe, permanente, qui prolonge notre attention et anticipe nos besoins sans même attendre de signal explicite.


Ce passage de l’IA réactive à l’IA proactive, soulève un double défi : créer un écosystème ouvert favorisant l’innovation tout en garantissant des garde-fous pour protéger nos libertés.


Architecturer le Web pour l’IA

Reconfiguration économique de l’Internet

En fournissant des réponses directes, les assistants IA éliminent le besoin de naviguer, marginalisant le SEO au profit du SAIO (Search AI Optimization), où les contenus sont optimisés pour être priorisés dans les réponses générées par l’IA. Cette transition redéfinit les modèles économiques du web, menaçant les créateurs de contenu et les PME dépendantes du trafic organique.

Pour s’adapter à cette nouvelle réalité, les annonceurs se doivent d’inventer des nouveaux modèles, voici des exemples basiques de ce à quoi ils pourront ressembler :

  • Spawn basique : en plein dialogue shopping, un bot recommande un produit ciblé. Moins de friction, car la volonté du client est explicite ; un taux de conversion organique potentiellement plus élevé.
  • Agents ambassadeurs : une enseigne de cosmétiques pourrait dépêcher un mini-agent dans votre messagerie pour vous conseiller en temps réel, de manière interactive et engageante.
  • Nouveau marché d’influence : l’IA, formée sur vos préférences et comportements, devient plus qu’un simple emplacement publicitaire ; elle module son discours pour vous convaincre.
    Une étude récente, sur des bots influençant des niches politiques sur Reddit, démontre la puissance de ces IA à être persuasive.

Dans ce contexte, la neutralité des réponses s’effrite : qui paye pour être mis en avant ? Les utilisateurs, quant à eux, naviguent à travers des recommandations calibrées pour leurs intérêts… et pour celui des annonceurs.

Essor des systèmes "agentiques"

Le format « agent » s’impose comme le cœur du prochain Internet : Spécialisés (achat de billets, gestion de finances, réservation de restaurant…), ces agents coopèrent de façon collégiale pour prendre en charge la navigation web et l’exécution de tâches complexes à notre place.

L’essor des communications entre agents repose sur deux normes montantes :

  • Agent-to-Agent (A2A) : définit un format unifié de messages, de métadonnées et de fil de discussion pour que plusieurs agents puissent dialoguer et coopérer
  • Model Context Protocol (MCP) : standardise l’intégration de données externes dans le contexte des agents, tout en garantissant confidentialité et modularité.

Pour architecturer un web centré sur ces agents autonomes, il est crucial d’établir une confiance à la mesure de leur capacité à exécuter des tâches complexes, comme négocier ou effectuer des transactions. La blockchain s’intègre harmonieusement dans cette vision, offrant une infrastructure décentralisée qui complète l’autonomie des agents IA tout en répondant aux défis éthiques et économiques de transparence et de souveraineté :

  • Traçabilité des contenus : chaque réponse et transaction est horodatée dans un registre distribué, assurant l’authenticité et la vérifiabilité des informations.
  • Identité décentralisée : grâce aux DID (Decentralized Identifiers), chaque agent possède un profil immuable, dont il contrôle les clés, évitant usurpations et manipulations.
  • Micro-paiements automatisés : les smart contracts orchestrent les règlements instantanés entre agents, sans passer par une plateforme centrale.

Cette combinaison d’IA agentique et de blockchain dessine une architecture du web où l’autonomie des agents s’accompagne de mécanismes natifs de transparence et de contrôle. Toutefois, des défis persistent : la domination des géants technologiques, qui contrôlent les infrastructures IA, risque d’exacerber les inégalités d’accès et de limiter l’adoption de solutions décentralisées.


Ces transformations montrent à quel point l’Internet se redessine pour accueillir l’IA en tant qu’acteur à part entière, non plus comme un simple outil. Cependant, ces changements entrainent de nouveaux défis.


Freins et limites à l’expansion de l’Internet intelligent

Contraintes techniques et environnementales

L’explosion de la taille et de la complexité des modèles d'IA a fait voler en éclats la loi de Moore : là où la puissance de calcul double environ tous les deux ans, les travaux de Sevilla et al. montrent que, depuis 2010, les besoins en FLOPs pour entraîner des modèles ont doublé tous les 6 mois en moyenne.

Cette frénésie computationnelle se paie en kilowattheures : en 2024, les datacenters engloutissaient déjà 415 TWh (soit 1,5 % de la demande électrique mondiale), et l’IEA prévoit un doublement d’ici 2030 pour frôler les 3 %. Pour freiner cette dérive énergétique, les acteurs misent sur plusieurs leviers : puces spécialisées plus sobres (ASIC, GPU de nouvelle génération), techniques de compression et de quantification des modèles (4 ou 8 bits), recyclage des modèles par transfert d’apprentissage, et alimentation des centres via des contrats d’achat d’énergie renouvelable à long terme.

Ces approches, bien que prometteuses, ne suffisent pas à compenser l’empreinte croissante de l’IA, posant un défi majeur à sa durabilité.

Cadres juridiques et éthiques

Sur le plan réglementaire, l’Europe avance avec son AI Act, qui entrera en vigueur par paliers entre 2025 et 2026, imposant des obligations strictes selon le niveau de risque des applications. Aux États-Unis, les garde-fous sont pour l’instant à la volonté des entreprises— watermarking, évaluations tierces… — produisant une mosaïque de normes souvent fragmentées. D’un point de vue juridique les zones grises se multiplient : qui est responsable quand un agent propage une désinformation ? Comment attribuer la faute si un jumeau numérique commet une erreur préjudiciable ?

Ces questions, centrales à la délégation croissante évoquée précédemment, restent sans réponses claires, freinant l’adoption des systèmes proactifs.

Confiance sociale et adoption

L’enthousiasme pour l’IA ne garantit pas son acceptation généralisée. Selon une enquête de McKinsey, une majorité d’utilisateurs refuserait d’utiliser une IA incapable d’expliquer ses décisions, adoptant un principe d’« explain-or-no-use ». Pour instaurer la confiance, des initiatives émergent, comme des labels « AI Safe » ou « Human-Verified », et des certifications basées sur la blockchain, à l’image du projet World de Sam Altman, qui utilise un registre distribué pour garantir l’authenticité des identités et des sources. Ces mécanismes font écho à l’architecture décentralisée proposée dans la section précédente, où la blockchain soutient la transparence et la souveraineté.

Cependant, un fossé se creuse : les early adopters s’approprient rapidement ces innovations, tandis qu’une part significative de la population demeure sceptique, par manque de compréhension ou de confiance dans les systèmes IA. Ce clivage, exacerbé par les inégalités d’accès aux technologies, menace l’inclusion numérique.


Ces tensions — entre prouesses techniques, exigences éthiques et attentes sociétales — dessinent un horizon contrasté pour l’IA.


Conclusion

L’intelligence artificielle transforme le paysage numérique, notamment internet, à une vitesse qui dépasse nos capacités d'encadrement : les innovations s’enchaînent, disruptent les modèles économiques et redéfinissent notre rapport à l’information.

Cependant, cette dynamique, incarnée par la « surconscience déléguée », s’accompagne de défis éthiques et socio-économiques majeurs, de la centralisation des données à l’impact environnemental des modèles IA.

Le véritable dédale à parcourir n’est plus purement technique, mais avant tout relationnel. Comment concilier autonomie des agents et contrôle humain ? Comment garantir la transparence et la confiance dans un écosystème où les décisions sont partagées entre machines et personnes ? L’avenir de l’Internet intelligent dépendra de notre capacité à relever ces défis.

Face à ce tournant, deux postures s’offrent à nous : subir passivement les évolutions d’un système que nous aurions délégué, ou devenir les architectes, dessinant les contours d’une IA au service de nos aspirations et de nos valeurs.


Une question reste ouverte — et essentielle : quelle part de votre vie ne confierez-vous jamais à un algorithme ?